Exposition au Théâtre de la Tournelle à Orbe

du 20 avril au 9 juin 2013


Message d’ouverture de Roger Guignard, journaliste à la RSR,
lors du vernissage de l’exposition « Jardins secrets »
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Mesdames, Messieurs, chers amis d’Eliane Monnier,

Je vous souhaite la plus cordiale bienvenue à ce qu’il est convenu d’appeler un vernissage, littéralement le jour où l’artiste est autorisé(e) à vernir ses peintures. Plus symboliquement, pour Eliane, à exposer ses œuvres au regard du public, à récolter les fruits d’un long travail de digestion, de mûrissement : des choses vues, des personnes rencontrées, des chocs vécus aussi !
Car dans ce Mozambique qui la tient comme une passion qui ne s’éteint pas, Eliane a rencontré le dénuement, la lutte continuelle pour la survie, des images violentes celles-là, mais aussi la chaleur et la profondeur des êtres, leur bonté, leur rayonnement. Et le Mozambique, j’y reviendrai, c’est aussi l’humain de partout !

« Jardins secrets », c’est le titre générique de cette exposition. Et voilà qui m’a fait penser à cette phrase d’un auteur inconnu que j’avais notée dans l’un de mes nombreux petits carnets : « La vie est un grand jardin secret qu’il faut savoir cultiver avec mystère ». Comme ces mots conviennent à la fois au travail d’Eliane et à ses créations, ses tableaux.

Au travail d’Eliane d’abord : car pour créer, pour extraire de soi des images qui parlent aux autres, c’est bien dans le plus profond de son jardin secret que l’on puise, au plus intime de soi, dans cet espace de solitude où s’entremêlent souvenirs, rêves, questionnements sur notre condition et notre destinée d’êtres humains. Créer, c’est une tâche spirituelle, disait le grand poète Mallarmé, parce que dans une solitude radicale on essaie d’exprimer ce qui, paradoxalement, nous relie aux autres, à tous, en fin de compte. Dans ce lieu caché qui nous appartient, nous en faisons tous l’expérience, il y la solitude subie – et comme elle peut faire souffrir ! – ou, miracle, la solitude habitée, pour Eliane, elle ne le cache pas, le lieu d’une Présence, avec un grand P, qu’on peut, selon nos convictions, appeler Dieu, ou en tous cas le sacré. Et puis, il y a une remarque d’Eliane qui m’a beaucoup interpellé l’autre jour, et qui va nous conduire maintenant aux œuvres, aux tableaux eux-mêmes. Elle m’a dit : « j’essaie d’en dire de moins en moins, de faire place au mystère. Si les gens peuvent s’inventer leur histoire… ».

Et voilà pourquoi un vernissage devrait être beaucoup plus qu’une sympathique rencontre, plus ou moins mondaine, ou familiale. C’est le moment, pour vous, pour moi, de donner du sens aux peintures de l’artiste, d’aller à la rencontre de ses personnages, d’habiter à notre tour ses créations. C’est le moment d’une sorte de re-création dans notre propre jardin secret. J’ai envie de dire…au boulot !

Dès maintenant, tout ce que je vais dire, considérez-le comme un regard subjectif, personnel sur les peintures d’Eliane. Une perception qui n’épuisera pas, et de loin, toutes les significations et interprétations qu’en votre fort intérieur vous donnerez à son travail !

Quand je regarde ces tableaux, le premier mot qui me vient à l’esprit c’est celui d’empathie ! Empathie : faculté de s’identifier à quelqu’un, de ressentir ce qu’il ressent, dit le Petit Robert. Ces êtres anonymes, saisis dans leur quotidien le plus humble, dans les gestes les plus élémentaires, comme on sent l’artiste en lien profond avec eux. Les aquarelles des précédentes expositions mettaient déjà en évidence cette capacité à camper les êtres dans leurs gestes de tous les jours, à suggérer par la magique alchimie des teintes une ambiance, une atmosphère, et très souvent une émotion : ces yeux d’un gamin qui a tout vu, ce cri d’une mère dont l’enfant meurt.

Aujourd’hui, de retour au pays, Eliane a changé de procédé, elle utilise de la brou de noix en poudre, diluée dans l’eau, puis travaille sur le croquis au fusain, avant de nous happer par des couleurs beaucoup plus vives, beaucoup plus affirmées. Elle reconnaît même que la Suisse lui a fait redécouvrir la couleur du changement et de l’espoir : le vert, les verts, car il y en a beaucoup. Regardez, pour vous en convaincre, « Marée basse », le « Monde enchanté », « Transport de roseaux » ou « Les îlots verts »…c’est le cas de le dire : le vert y rayonne !

Je parlais d’empathie, d’éloge du quotidien. Mais encore : regardez ce jeune homme tout seul sur sa barque surchargée, demeurez un instant devant cet homme qui dialogue, si l’on ose dire ainsi, avec le seul animal qui lui tient compagnie – ce magnifique « Le vieil homme et l’oiseau » -, et voyez comme ces êtres disent aussi notre solitude, notre ennui parfois dans l’existence, la mélancolie et notre quête d’un sens à la vie. Je dis « notre », parce qu’il faut bien comprendre que ces peintures ne suggèrent pas seulement l’existence de pauvres Mozambicains, en état de dénuement ou traumatisés par les horreurs de la guerre civile. Ces tableaux nous rejoignent dans notre condition, ils disent ce qu’a d’universelle la destinée humaine, où qu’on vive, quelles que soient les joies ou les peines endurées. Rien à voir avec le pittoresque, l’exotique…Ces pauvres de là-bas !

Il y aurait beaucoup à dire aussi sur le chemin, les chemins, dans ces peintures. Pas les chemins qui ne mènent nulle part, comme chez le poète Rilke (« Quatrains valaisans »), mais qui sont invitation vers un but, ou dans une direction. Cette voie qui suggère le départ, qui appelle nos pas et fait retentir, peut-être, l’appel d’un ailleurs. Comme les barques d’ailleurs. Nombre des tableaux d’Eliane suggèrent encore un quotidien en mouvement : « Le retour du fleuve », « Le match », « L’école buissonnière »… Par le style figuratif, nous voilà reliés à des tranches de vie, à des trajectoires singulières et universelles à la fois : notre imagination travaille !!

Il faudrait parler encore de la qualité des couleurs, de ce jeu entre elles : la force des ocres, de ces rouille-ocre, la présence des verts, je l’ai dit, à vous de découvrir aussi ce que signifie un « ciel rose garance ». A remarquer encore la solide présence de la nature, qui prend beaucoup de place dans ces œuvres, celle de l’eau par exemple. Il faudrait parler de la lumière qui habite ces tableaux, mais c’est à vous tous maintenant de faire retentir les jardins secrets d’Eliane au plus profond de votre conscience, de votre cœur. De vous plonger dans cette peinture qui respire la vie.

En tête d’un recueil qu’il a consacré à la peinture, hollandaise notamment, l’écrivain français Paul Claudel avait trouvé ce titre génial : « L’Œil écoute » ! Laissez vos yeux écouter ce que ces tableaux font vivre au-dedans de vous. Et souvenez-vous, avec Eliane Monnier, que vous entourez aujourd’hui, que « la vie est un grand jardin secret qu’il faut savoir cultiver avec mystère ».

Notre gratitude, Eliane, puisque tu as levé le voile, un peu, sur tes jardins secrets. En ce samedi bien gris, tu mets du soleil sur nos pupilles !

Orbe, le 20.04.2013
Roger Guignard